On m’a viré comme un malpropre
de J-C Togrège
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Illustration de Jean-Jacques Dumont |
Mon projet d’écrire un livre sur la vie d’autrefois dans mon village m’avait
amené à rencontrer Maurice, un Monsieur charmant et malicieux de 90 ans. Bien
que malade, il demeurait toujours chez lui et avait conservé tout son humour et
sa facilité à raconter des histoires et anecdotes. Doté d’une mémoire
prodigieuse, l’écouter était pour moi une mine formidable d’informations, ce à
quoi s’ajoutait son sens de la formule qui me faisait lui dire : « Ah
celle-là il faut que je la note, elle sera dans mon livre ! », ce
dont il paraissait bien content.
Et puis il en vint à parler de sa
vie professionnelle et à ce moment son visage devint grave et sa voix changea
quand il aborda son licenciement survenu en 1988 alors qu’il n’avait que 56 ans
et 27 ans d’ancienneté dans la ferme.
34 ans après, la blessure
demeurait intacte, la colère et l’incompréhension refaisaient surface dans les
souvenirs qu’il me livrait.
« Je faisais mon travail
comme il faut. Quant il m’a annoncé cela, il m’a dit : Maurice, j’ai
quelque chose à te dire.
Le lundi matin, je ne venais
jamais en bleu de travail, j’étais un peu mieux mis car bien souvent j’avais
des déplacements à faire à Reims, comme aller y chercher des pièces qu’on avait
commandées et qui étaient arrivées. Je prenais mon bleu dans mon sac et s’il
n’y avait rien, je le mettais.
Il m’a dit : Ne te
déshabille pas, j’ai quelque chose à te dire.
Je ne me faisais pas de bile.
- Maurice, je suis obligé de te licencier
- Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
- Rien, au contraire.
- Et tu me vires quand même ?
- Oui !
« On m’a viré comme un
malpropre ! Ça fait mal ! J’en ai passé des nuits blanches. Tu te
remémores tout ce que tu as fait. En plus, j’avais la confiance entière de la
maison, aussi bien du mari que de la femme. Ils s’en allaient, ils me laissaient
les clefs de la maison.
-
Tiens, tu iras faire un tour pour le courrier,
tu regarderas si tout est bien fermé, les lumières éteintes.
Je n’étais pas plus considéré
qu’un autre, il m’a viré comme un pauvre mec. Ça a fait scandale dans le
village, les gens étaient étonnés, ils n’en revenaient pas, ils disaient que
c’était pas possible !
Tu te croyais bien coté, tu en
faisais de plus en plus. Il m’est arrivé de rester à la moisson jusqu’à 3
heures du matin pour que le lendemain tout soit bien net. Ça on ne s’en
rappelle plus ! Je mangeais même sur le tas, ma femme m’amenait le
casse-croûte pour que je ne sois pas obligé d’arrêter les machines. Après quand
tu repenses à tout cela, tu te dis : ils m’ont pris pour un bagnard !
Il est arrivé qu’il m’appelle le dimanche
à 10h du matin : Maurice, il faut que je prenne l’avion, il faut que
j’aille à Bruxelles Alors j’emmenais Monsieur prendre son avion. Il ne s’en est
pas rappelé de tout ça ! »
« C’est moral, tu te sens
coupable Bon qu’est-ce que j’ai fait ? Tu te remémores tous les travaux
que tu as menés. C’est impensable ce qui peut te tourner dans la tête.
J’en ai passé des nuits blanches, et puis c’est l’ambiance familiale qui en
prend un coup. En plus mon épouse était tombée malade dans ce moment-là. Et le
salaud, il me vire.
Je lui avais dit : tu sais
que Cécile est malade ?
Cela ne l’a pas arrangé, deux ans
après, elle était morte »
Ce n’est que plus tard que
Maurice apprit la raison de son licenciement :
« Avant ces gens-là, ils
faisaient leur comptabilité un peu tout seul. Le patron, il n’était contrôlé
par personne. La chambre d’agriculture a créé un centre de gestion de contrôle
qui récupérait les comptabilités de toutes les fermes et il leur disait
- Nous avons étudié votre
comptabilité, vous avez une masse salariale trop grosse, vous avez un ouvrier
qui vous coûte trop cher.
Et je me suis retrouvé là-dedans, car comme
j’étais le meilleur salaire de la boite, c’était moi le 1er viré.
Plus de trente ans après, Maurice
m’évoqua le traumatisme qu’avait été le fait d’avoir été licencié si
brutalement. Le plus dur, ce ne fut pas l’aspect financier car après une
période de chômage il retrouva du travail, mais ce fut d’avoir été jeté sans
considération.
L’absence de considération, la
sensation d’injustice, voilà ce qui lui a fait le plus de mal !
Bien sûr perdre son emploi est
toujours douloureux mais quand c’est dû à une faillite ou à une nécessité de
survie de l’entreprise, cela se conçoit et se « digère » mieux.
Là où cela laisse des traces plus
profondes, c’est lorsque le licenciement intervient uniquement pour des raisons
d’augmentation de la rentabilité.
Comme me l’a dit si bien Maurice
en conclusion de cet épisode de sa vie : « Le fric est au-dessus de
tout, l’humanité ils ne connaissent pas ! »
Ce témoignage est comme un écho
du thème de mon livre « La Mutuelle a un plan » dans lequel je parle d'un plan de restructuration suivi de licenciements. D’ailleurs s’il doit
être réédité un jour, j’y ajouterai ce témoignage.
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recueil au prix de 14,50 euros en vente par correspondance |
Pour tout renseignement : jctogrege@gmail.com
J-C Togrège
19/10/2023
(d'après interview du 3 octobre 2022)