mardi 23 octobre 2018

1ER NOVEMBRE : Passant, toi qui te rends sur la tombe de ta famille ...


JE NE LES VERRAI PLUS JAMAIS
JC TOGREGE

Passant, toi qui te rends sur la tombe de ta famille en ce 1er novembre, ton regard croise cette sépulture avec cette plaque sur laquelle est gravée une médaille militaire complétée de cette épitaphe « Né en 1882  Eugène V. 14/18, mort pour la France ».

Tu penses qu’il fut l’un de ces nombreux soldats tombés aux champs de bataille de cette guerre si sanglante.

En regardant mieux, tu verrais que la date de décès n’y est pas mentionnée, contrairement aux autres défunts de cette concession.



Comment pourrais-tu deviner qu’en réalité cet homme est mort en 1940 lors de l’exode consécutif à la débâcle de l’armée française ?

S’il en est ainsi, c’est que sa veuve, une prénommée Berthe au caractère bien trempé l’a voulu ainsi. Son époux n’était pas mort à la guerre mais c’est pourtant bien la guerre qui l’avait tué. Héros il fut à ses yeux et il devait le demeurer ainsi pour tous !

Je vais tenter de reconstituer son histoire.
Eugène fit preuve de bravoure en 14/18, fut blessé et reçut la croix de guerre. Il était de ceux très nombreux qui crurent les généraux les exhortant au courage au nom de la patrie. Il ne recula jamais malgré les horreurs vécues dans les tranchées et les copains qui périssaient en grand nombre. Comme beaucoup, il était sorti de ce conflit avec la haine du « Boche », comme l’on dénommait alors l’ennemi honni avec mépris ! La propagande nationaliste faisait alors rage dans les pays du vieux monde...

Eugène y avait cru que ce serait la « der des ders », que cela valait bien le sacrifice suprême d’une génération, que jamais plus les hommes ne se jetteraient dans une telle folie meurtrière. Et puis la guerre était revenue.

Si l’écrasement des forces françaises l’avait stupéfié, l’exode l’avait anéanti. Comme beaucoup de civils, il s’enfuyait devant les soldats du 3ème Reich! Il répétait régulièrement cette phrase « Je ne les verrai plus jamais ». Comment envisager de vivre sous le joug des Allemands, de les voir occuper son pays, de les croiser dans la rue, de baisser les yeux ?

Alors il en était, Il était de cette débandade lamentable, lui le Poilu de 14/18 reconnu invalide de guerre, qui n’avait jamais reculé au front et qui portait encore dans sa chair des éclats d’obus qui suppuraient régulièrement. Une blessure reçue dans la Meuse en février 1917 lui avait valu 18 mois d'hospitalisation.

Arrivons à ce moment où il prit le train à la gare d’Auxerre.

Le regard vide, Eugène laisse agir sa femme ; c’est qu’elle sait prendre les choses en main, sa Berthe. Elle est solide, va toujours de l’avant. Elle a le bon sens paysan et sait veiller sur sa famille. Il se contente d’être dans le mouvement, monte dans le train entouré des siens. Il jette un œil sur sa fille qui couve ses deux enfants.

Alors qu’il semble apathique, comment deviner la tourmente qui s’agite dans son esprit, qui balaie tout sur son passage même son amour pour sa femme et sa fille ?

Seule demeure cette idée fixe qui tourne sans cesse et se heurte à sa conscience : «Je ne les verrai plus jamais ! »
La mort il l’avait vue de près, la douleur il la connaissait mais le déshonneur comment vivre avec ? Comment survivre en vaincu, en côtoyant sur son sol ces soldats allemands dont il s’était fait le serment qu’il ne les verrait plus jamais ?

Dessin de J-J Dumont
La locomotive s'est mise en marche, c’est à peine s’il en est aperçu. Son corps est là mais sa pensée est en souffrance, loin d’ici, c’est comme si elle se heurtait à un mur infranchissable.

Sa décision est prise, Eugène s’esquive, ouvre une porte de wagon et  saute dans le vide.
Par malheur pour lui, il ne mourut pas sur le coup. Le corps meurtri, il fut transporté à l’hôpital où il succomba après des jours de souffrance. Quand Berthe avait pu le voir, il était couvert de bandages sur tout le corps et gémissait. Elle, si forte, avait faibli et s’était évanouie.

Berthe fit face et organisa le rapatriement du corps en cercueil plombé vers Reims. Elle réussit à convaincre le prêtre d’accepter des obsèques religieuses alors qu’en temps ordinaire un suicide fermait la porte des églises, en pêché impardonnable. Elle y mit toute la persuasion dont son regard était capable. C’était la guerre qui avait tué son mari.


C’est ainsi qu’Eugène repose au cimetière en tant que Poilu et que Berthe ne parla plus jamais du suicide de son époux.




04/09/2018
Mise à jour 02/11/2024
JC Togrège

PS : Ce texte se trouve dans mon recueil "Les bourgeons renaîtront"













5 commentaires:

  1. Merci JC je ne connaissais pas tous ces détails et justement nous avons fait une halte sur une de ces tombes hier avec ma soeur je lui transfers ta chronique qui nous eclairent sur bien des souffrances méconnues. Amitiés

    RépondreSupprimer
  2. Histoire très émouvante et méconnue... comme bien d'autres !

    RépondreSupprimer
  3. Qui de nos jours voudrait mourir pour la France si différente de celle que nos ancêtres ont pu connaître ?

    RépondreSupprimer
  4. Très émouvant! Merci pour cet hommage amitiés

    RépondreSupprimer
  5. Merci bcp JC. Amitiés à Chantal 😗

    RépondreSupprimer