JE NE LES VERRAI PLUS JAMAIS
JC TOGREGE
JC TOGREGE
Passant, toi qui te rends sur la tombe de ta famille en ce 1er
novembre, ton regard croise cette sépulture avec cette plaque sur laquelle est
gravée une médaille militaire complétée de cette épitaphe « Né en
1882 Eugène V. 14/18, mort pour la
France ».
Tu penses qu’il fut l’un de ces nombreux soldats tombés aux
champs de bataille de cette guerre si sanglante.
En regardant mieux, tu verrais que la date de décès n’y est
pas mentionnée, contrairement aux autres défunts de cette concession.
Comment pourrais-tu deviner qu’en réalité cet homme est mort
en 1940 lors de l’exode consécutif à la débâcle de l’armée française ?
S’il en est ainsi, c’est que sa veuve, une prénommée Berthe
au caractère bien trempé l’a voulu ainsi.
Son époux n’était pas mort à la guerre mais c’est pourtant bien la guerre qui
l’avait tué. Héros il fut à ses yeux et il devait le demeurer ainsi pour
tous !
Je vais tenter de reconstituer son histoire.
Eugène fit preuve de bravoure en 14/18, fut blessé et
reçut la croix de guerre. Il était de ceux très nombreux qui crurent les
généraux les exhortant au courage au nom de la patrie. Il ne recula jamais
malgré les horreurs vécues dans les tranchées et les copains qui périssaient en
grand nombre. Comme beaucoup, il était sorti de ce conflit avec la haine du
« Boche », comme l’on dénommait alors l’ennemi honni avec mépris ! La
propagande nationaliste faisait alors rage dans les pays du vieux monde...
Eugène y avait cru que ce serait la « der des
ders », que cela valait bien le sacrifice suprême d’une génération, que
jamais plus les hommes ne se jetteraient dans une telle folie meurtrière. Et
puis la guerre était revenue.
Si l’écrasement des forces françaises l’avait stupéfié,
l’exode l’avait anéanti. Comme beaucoup de civils, il s’enfuyait devant les
soldats du 3ème Reich! Il répétait régulièrement cette phrase « Je ne les
verrai plus jamais ». Comment envisager de vivre sous le joug des Allemands,
de les voir occuper son pays, de les croiser dans la rue, de baisser les
yeux ?
Alors il en était, Il était de cette débandade lamentable, lui le Poilu
de 14/18 reconnu invalide de guerre, qui n’avait jamais reculé au front et qui
portait encore dans sa chair des éclats d’obus qui suppuraient régulièrement. Une blessure reçue dans la Meuse en février 1917 lui avait valu 18 mois d'hospitalisation.
Arrivons à ce moment où il prit le train à la gare d’Auxerre.
Le regard vide, Eugène laisse agir sa femme ; c’est
qu’elle sait prendre les choses en main, sa Berthe. Elle est solide, va
toujours de l’avant. Elle a le bon sens paysan et sait veiller sur sa famille.
Il se contente d’être dans le mouvement, monte dans le train entouré des siens.
Il jette un œil sur sa fille qui couve ses deux enfants.
Alors qu’il semble apathique, comment deviner la tourmente
qui s’agite dans son esprit, qui balaie tout sur son passage même son amour
pour sa femme et sa fille ?
Seule demeure cette idée fixe qui tourne sans cesse et se
heurte à sa conscience : «Je ne les verrai plus jamais ! »
La mort il l’avait vue de près, la douleur il la connaissait
mais le déshonneur comment vivre avec ?
Comment survivre en vaincu, en côtoyant sur son sol ces soldats allemands dont
il s’était fait le serment qu’il ne les verrait plus jamais ?
Sa décision est prise, Eugène s’esquive, ouvre une porte de
wagon et saute dans le vide.
Par malheur pour lui, il ne mourut pas sur le coup. Le corps
meurtri, il fut transporté à l’hôpital où il succomba après des jours de
souffrance. Quand Berthe avait pu le voir, il était couvert de bandages sur
tout le corps et gémissait. Elle, si forte, avait faibli et s’était évanouie.
Berthe fit face et organisa le rapatriement du corps en
cercueil plombé vers Reims. Elle réussit à convaincre le prêtre d’accepter des obsèques religieuses alors
qu’en temps ordinaire un suicide fermait la porte des églises, en pêché
impardonnable. Elle y mit toute la persuasion dont son regard était capable.
C’était la guerre qui avait tué son mari.
C’est ainsi qu’Eugène repose au cimetière en tant que Poilu et que Berthe ne parla plus jamais du suicide de son époux.
PS : Ce texte se trouve dans mon recueil "Les bourgeons renaîtront"
Merci JC je ne connaissais pas tous ces détails et justement nous avons fait une halte sur une de ces tombes hier avec ma soeur je lui transfers ta chronique qui nous eclairent sur bien des souffrances méconnues. Amitiés
RépondreSupprimerHistoire très émouvante et méconnue... comme bien d'autres !
RépondreSupprimerQui de nos jours voudrait mourir pour la France si différente de celle que nos ancêtres ont pu connaître ?
RépondreSupprimerTrès émouvant! Merci pour cet hommage amitiés
RépondreSupprimerMerci bcp JC. Amitiés à Chantal 😗
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